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Le point sur la légalité de l’indemnité de remploi dans le cadre des crédits professionnels immobiliers

I.  Enjeu de la problématique

L’article 1907 bis du Code civil, qui limite l’indemnité due aux banques en cas de résiliation anticipée d’un prêt bancaire à six mois d’intérêts, fait couler beaucoup d’encre, notamment depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 août 2013 réservant l’application de cette disposition impérative aux prêts à intérêts à l’exclusion des ouvertures de crédit.

Il ressort de cette jurisprudence que si la convention de crédit est qualifiée de prêt à intérêts l’indemnité pouvant être réclamée par les banques est limitée à six mois d’intérêts, ce qui n’est pas le cas si celle-ci est qualifiée d’ouverture de crédit.

Depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le législateur est toutefois intervenu pour limiter le montant de l’indemnité que peut réclamer la banque en cas de résiliation anticipée d’autres types de crédits que le prêt à intérêts : (i) les crédits à la consommation (VII.96 du Code de droit économique) (ii) les crédits hypothécaires (article VII.147 du Code de droit économique) (iii) et les crédit aux « PME » octroyés après le 10 janvier 2014 (loi du 21 décembre 2013 relative au financement des PME, qui définit ce qu’il y a lieu d’entendre par PME).

Pour les autres crédits, non régis par une législation particulière protectrice des intérêts de l’emprunteur, c’est-à-dire principalement les crédits contractés par les PME avant le 10 janvier 2014, notamment les crédits professionnels servant à financer l’acquisition d’un immeuble, la question de la qualification du crédit (prêts à intérêts ou ouverture de crédit), dont dépend l’application de l’article 1907bis du Code civil, demeure pertinente.

II. Résumé de la dernière jurisprudence de la Cour de cassation sur le prêt à intérêts et l’ouverture du crédit

Dans son arrêt du 27 avril 2020, la Cour de cassation définit les deux contrats.

Le prêt est un contrat réel et unilatéral «par lequel le donneur de crédit met à disposition d’un preneur une somme d’argent déterminée, ce dernier s’engageant à la rembourser, le cas échéant majorée d’intérêts » tandis que l’ouverture de crédit est un contrat  « consensuel et bilatéral, par lequel le donneur de crédit met à disposition, temporairement et à concurrence d’un montant déterminé, soit des fonds, soit une ligne de crédit. Le crédité peut faire usage du crédit par un ou plusieurs prélèvements, sans obligation d’utilisation » (traduction libre, nous soulignons).

Sur la base de ces définitions, la Cour précise, dans cet arrêt, que les circonstances (i) qu’une indemnité est due en cas de non-prélèvement des fonds, (ii) que le crédité doive justifier la destination des fonds, (iii) que la réutilisation des fonds ne soit possible qu’avec autorisation de la banque, de même (iv) qu’un tableau d’amortissement soit annexé à la convention, n’excluent pas de manière certaine la qualification d’ouverture de crédit.

Dans son arrêt du 18 juin 2020, la Cour de cassation considère, après avoir rappelé à nouveau les définitions du prêt et de l’ouverture de crédit, que les prélèvements dans le cadre d’une ouverture de crédit n’implique pas ipso facto l’existence de prêts (certains auteurs soutiennent en effet, d’une part, que le contrat d’ouverture de crédit doit s’analyser comme une simple promesse de prêt puisque le contrat de prêt ne se forme qu’au moment de la remise des fonds et, d’autre part, que les prélèvements des fonds consécutifs à la signature de l’ouverture de crédit, impliquant par définition la remise des fonds, doivent quant à eux être qualifiés de prêts).

Enfin, le 11 mars 2021, la Cour de cassation, semblant faire machine arrière, consacre l’existence de la figure juridique de la promesse de prêt que certains auteurs pensaient condamnée par son arrêt précédent et valide le pouvoir du juge de requalifier un contrat d’ouverture de crédit en prêt à intérêts s’il constate que le liberté de prélèvement dans le chef du crédité est théorique.

III. Incidence de ces arrêts sur les crédits professionnels en particulier ceux servant à financer l’acquisition d’un immeuble

Ce qui distingue la convention d’ouverture de crédit du contrat de prêts à intérêts est essentiellement la liberté dont jouit le bénéficiaire de l’ouverture de crédit de disposer des fonds selon ses besoins, c’est-à-dire au moment et à concurrence du montant qui lui convient.

S’il ressort des termes du contrat de crédit et/ou de l’exécution de celui-ci, que les parties ont en réalité voulu que la banque prête au crédité « un montant déterminé, pour une durée déterminée, moyennant un intérêt déterminé, avec des échéances de remboursement fixes », le contrat d’ouverture de crédit doit être requalifié en contrat de prêt à intérêts.

Dans cette hypothèse, le crédité s’oblige en effet vis-à-vis de la banque, au moins tacitement, à prélever l’intégralité des fonds mis à sa disposition.

Ainsi, comme le relève Laurent Frankignoul, commentant l’arrêt de la Cour de cassation du 27 avril 2020, lorsqu’un litige oppose une banque (qui soutient que le contrat est une ouverture de crédit) à son client (qui soutient qu’il s’agit plutôt d’un prêt), le raisonnement à suivre pour départager les parties est le suivant :

« Ont-elles eu la volonté que des fonds soient mis à la disposition du crédité jusqu’à concurrence d’un plafond déterminé, qu’il pouvait utiliser ou non, en tout ou en partie, par un ou plusieurs prélèvements ?

Il s’agit alors d’une ouverture de crédit, quand bien même une indemnité serait due si le montant du crédit n’est pas prélevé, ou que la destination des fonds prélevés doit être démontrée, qu’une reprise d’encours n’est pas possible sans l’accord de la banque ou qu’un tableau d’amortissement a été établi avant le prélèvement intégral des fonds (pour peu que la convention prévoit l’établissement d’un nouveau tableau en l’absence de prélèvement intégral des fonds).

L’indemnité réclamée lors du remboursement anticipé n’est dans ce cas pas limitée par l’article 1907bis du Code civil.

Les parties ont-elles plutôt eu la volonté qu’un montant fixe et déterminé soit mis à la disposition du crédité, dont il ferait intégralement usage et qu’il devrait restituer, majoré d’un intérêt ?

Il s’agit alors d’un prêt à intérêts.

Quelle que soit sa dénomination (indemnité de rupture, funding loss, etc), l’indemnité réclamée lors du remboursement anticipé du prêt ne peut dans ce cas pas dépasser 6 mois d’intérêts. »

Dans chaque cas, le juge devra dégager la commune intention des parties en s’aidant de tous éléments utiles qu’il trouve dans la convention elle-même, voire en-dehors de celle-ci, et, le cas échéant, se fonder sur des éléments extrinsèques à la convention, telle que la manière dont les parties ont exécuté le contrat litigieux in tempore non suspecto.

Dans le cas où le juge ne peut pas dégager la commune intention des parties, il doit, conformément à l’article 1162 du Code civil, interpréter contre celui qui a stipulé, c’est-à-dire le bénéficiaire de la clause contractuelle (la banque), et en faveur de celui qui a contracté l’obligation (le crédité).

L’intention des parties de conclure un contrat de prêt à intérêts plutôt qu’un contrat d’ouverture de crédit, nonobstant la qualification retenue par ces dernières, se manifeste souvent dans le cadre des contrats de crédit visant à financer l’acquisition d’un immeuble.

En effet, bien souvent, de tels crédits professionnels ne visent nullement à mettre une ligne de crédit à disposition du crédité, mais bien à permettre à ce dernier de payer, dans le cadre d’une opération ponctuelle et déterminée, le prix d’un immeuble lors de la passation de l’acte authentique via un prélèvement total du crédit.

Ainsi, les fonds « mis à disposition » sont intégralement prélevés le jour de la passation de l’acte authentique et seulement après la constitution d’une hypothèque sur le bien en garantie des sommes avancées.

En outre, la convention de crédit prévoit souvent une série de clauses supplémentaires ayant pour effet de conférer à la liberté de prélèvement, inhérente au contrat d’ouverture du crédit, un caractère purement théorique.

Tel est notamment le cas lorsque la convention prévoit le paiement d’une indemnité de non-prélèvement (à distinguer de la commission de réservation), et a fortiori si le mode de calcul de cette indemnité aboutit à un montant dissuasif.

L’avis de l’avocat général précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 2021 permet de conforter cette analyse, laquelle, sur ce point, semble de prime abord contradictoire avec l’arrêt de la Cour suprême du 27 avril 2020 qui avait considéré que la clause prévoyant une “indemnité” en cas de non-prélèvement du crédit n’exclut pas de manière certaine la qualification d’ouverture de crédit (une incertitude semble toutefois subsister quant au type d’indemnité que la Cour de cassation entendait viser dans sa décision du 27 avril 2020: la Cour faisait-elle référence à la commission de réservation ou à l’indemnité de non-prélèvement, assimilable à une indemnité de remploi ?).

Comme le relève l’avocat général Th. Werquin, une indemnité du chef de non-prélèvement du crédit vise  à indemniser le prêteur pour la perte de revenus qu’il encourt du fait que le crédit ne se réalisera pas ou ne se réalisera que partiellement. À raison de la non-utilisation du crédit, la banque ne pourra pas bénéficier des intérêts escomptés du crédit, raison pour laquelle elle stipule ladite indemnité. La banque entend ainsi être indemnisée de la même manière que si le crédit avait été prélevé et ensuite remboursé anticipativement.

Si l’ouverture de crédit laisse à son bénéficiaire une véritable faculté de prélèvement, le bénéfice escompté par l’établissement de crédit n’est qu’éventuel, et non indemnisable comme tel. L’ouverture de crédit ne procure ainsi aucune certitude à la banque de réaliser le placement escompté.

Par conséquent, s’il est normal que le crédité s’acquitte d’une commission dite de «réservation» des fonds avant que ceux-ci ne soient prélevés, ce qui constitue la rémunération de la banque qui doit garder les fonds disponibles, il ne saurait se voir imposer d’autres pénalités financières dès lors que les fonds sont simplement « mis à sa disposition », sans obligation de prélèvement.

L’indemnité qui vise à indemniser la banque pour la perte du gain ou le bénéfice manqué que lui aurait rapporté le crédit s’il avait été prélevé est donc incompatible avec le contrat d’ouverture de crédit qui, en ce qu’il n’oblige pas le crédité à prélever le crédit, ne permet pas à la banque d’escompter un tel gain.

Même si l’arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 2021 ne se prononce pas spécifiquement sur le critère de l’indemnité due à la banque en cas de non-prélèvement des fonds, celui-ci confirme le pouvoir du juge du fond de requalifier une convention d’ouverture de crédit en contrat de prêt à intérêts s’il constate, sur la base d’éléments intrinsèques et extrinsèques à la convention, une absence de liberté de prélèvement réelle dans le chef du crédité.

Selon moi, l’obligation pour le crédité de payer, en sus d’une commission de réservation, une indemnité pour non-prélèvement des fonds, en particulier si celle-ci est importante, me parait être un critère majeur pour conclure à l’absence de liberté de prélèvement, caractéristique de l’ouverture de crédit.

Affaire à suivre !


La Cour s’exprime en ces termes:
“Aux termes de l’article 1892 de l’ancien Code civil, le prêt de consommation est un contrat par lequel l’une des parties livre à l’autre une certaine quantité de choses qui se consomment par l’usage, à la charge par cette dernière de lui en rendre autant de même espèce et qualité.
Le caractère réel du contrat de prêt ne fait pas obstacle à ce que les parties s’engagent préalablement par une promesse réciproque à livrer la chose et à l’accepter, laquelle se dénoue en un prêt par la remise de la chose.
L’arrêt constate que « le crédit au centre du litige est un ‘crédit d’investissement’ » d’un montant de 610.000 euros, qu’il « constituait une des formes d’utilisation d’une ouverture de crédit octroyée à une date antérieure et dont les conditions et les modalités d’utilisation ont fait l’objet de plusieurs avenants », qu’il « est remboursable en 180 fractions mensuelles constantes (ramenées ensuite à 120), capital et intérêts compris, la première échéance en capital et intérêts [intervenant] le dernier jour du mois suivant celui au cours duquel aura lieu le premier prélèvement », que « le taux [des intérêts] de 6,5 p.c. l’an […] est fixe [et que ces] intérêts sont payables mensuellement » tandis qu’« une commission de réservation de 1,800 p.c. l’an est due sur le capital non prélevé dès le premier jour du troisième mois qui suit celui de la signature de la lettre de crédit par le crédité ».
Il constate encore que « le crédit devra être entièrement prélevé dans les neuf mois après sa mise en force », « est destiné à l’acquisition de la totalité des parts de la société Immo 1080 », son montant correspondant « exactement au prix de cession [de ces] parts », que « la mise à disposition du crédité n’aura lieu qu’après la production par ses soins de la convention définitive de cession de parts et des coordonnées complètes du cédant » et que le montant du crédit « sera liquidé par remise d’un chèque à l’ordre du cédant.
Il relève que, pour distinguer le prêt de l’ouverture de crédit, « la liberté de prélèvement des fonds est un critère déterminant » dès lors que, « dans le cadre d’une ouverture de crédit, le crédité dispose d’une complète liberté d’usage des fonds [qu’] il peut prélever ou non », alors que « cette liberté n’existe pas dans le cadre d’un prêt ».
Il considère que « cette liberté n’existe pas […] dans la convention litigieuse » aux motifs que, « eu égard à [la] finalité précisée, la faculté de prélèvement sur une période de neuf mois prévue par le contrat était, dès sa signature, purement théorique », que « les dispositions de la convention témoignent de la volonté des parties de voir tout le montant du crédit remis au crédité et celle de la banque de s’assurer de la destination des fonds par une remise unique et concomitante à l’acquisition des parts de la société Immo 1080 », et que cette « volonté commune des parties […] que les fonds soient entièrement et rapidement utilisés […] est confirmée par l’exécution du contrat ».
Sur la base de ces énonciations, d’où il suit que, aux yeux de la cour d’appel, la société avait l’obligation de prélever les fonds mis à sa disposition, l’arrêt a pu, sans violer l’article 1892 précité, décider que « le contrat litigieux s’analyse dès lors en un contrat de prêt ».
Pour le surplus, l’arrêt reconnaît à la convention les effets que, dans l’interprétation qu’il en donne, elle a légalement entre les parties.
Enfin, la violation prétendue de l’article 1907bis de l’ancien Code civil est tout entière déduite de celle, vainement alléguée, de l’article 1892 précité.
Le moyen ne peut être accueilli ».

L'auteur

Jonathan TORO

Jonathan TORO exerce en tant qu'avocat au Barreau de Bruxelles depuis 2005. Ayant acquis de nombreuses années d'expérience au sein d'un important cabinet juridique belge, Jonathan accompagne un grand nombre d'entreprises en matière de droit des sociétés, droit commercial, droit du travail et droit de l'immobilier, aussi bien sur le plan national qu'international

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