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La mise à disposition illicite de personnel est-elle réservée aux abus de pourvoyeurs de main d’œuvre ?

L’activité visant – en dehors des exceptions légales (notons l’exception notable en matière d’interim) – à mettre à disposition des travailleurs salariés au profit de tiers qui utilisent ces derniers et exercent sur eux une part quelconque de l’autorité appartenant à l’employeur est interdite en vertu de l’article 31 de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à disposition d’utilisateurs.

Dans cette hypothèse, outre les sanctions pénales et administratives auxquelles s’exposent les parties impliquées, le prêt de personnel prohibé implique les conséquences juridiques suivantes :

  • le contrat de travail entre l’employeur et le travailleur est nul, de nullité absolue ;
  • un contrat de travail à durée indéterminée nait, par l’effet de la loi, entre l’utilisateur et le travailleur ;
  • L’employeur et l’utilisateur sont solidairement responsables du paiement des cotisations sociales, rémunérations, indemnités et avantages qui découlent de ce dernier contrat.

Bien entendu, ces conséquences en cascade ne s’appliquent qu’à la condition que l’on soit confronté à de la mise à disposition prohibée de personnel, laquelle implique un transfert d’autorité entre l’employeur et l’utilisateur sur le travailleur.

J’ai été récemment confronté à une situation où un directeur avait été engagé par une entité X dans les liens d’un contrat de travail à durée indéterminée afin d’y exercer les fonctions de directeur et d’administrateur-délégué.

Ce directeur travaillait cependant la moitié de son temps pour une structure Y, connexe à l’employeur, et dans laquelle il exerçait les mêmes fonctions que dans la structure X (directeur et administrateur-délégué). Le Président et les membres du conseil d’administration des deux structures étaient identiques.

Dans les faits, le directeur était encadré et dirigé par le Président du conseil d’administration des deux structures. Le chef comptable interne et commun aux deux entités disposaient quant à lui de deux contrats de travail à temps partiels.

Après avoir rappelé la finalité de l’interdiction du prêt de personnel (empêcher l’engagement de main d’œuvre salarié – souvent étrangère – par un intermédiaire à des conditions financières inférieures au marché), le tribunal du travail francophone de Bruxelles (RG 20/2061/A) a considéré, dans un jugement du 9 novembre 2021, qu’il n’y avait pas, au cas d’espèce, de transfert d’autorité.

En substance, ce dernier a estimé que la gestion des deux structures était quasiment fusionnée et qu’il n’était pas établi qu’un lien d’autorité s’était créée entre le directeur et la structure Y.

Les prestations effectuées pour le compte de la structure Y (l’utilisateur) pouvaient se justifier par le mandat d’administrateur-délégué exercé en son sein.

En clair, s’il existait bien un lien d’autorité entre le travailleur et la structure X, il n’a pu être établi que ce lien d’autorité avait été transféré à la structure Y.

Le juge relève par ailleurs que cette coordination entre les deux structures ne rencontre en rien la crainte rencontrée par le législateur ayant justifié l’adoption de cette législation (i.e. combattre les abus de pourvoyeurs de main d’œuvre).

Bien que nous partagions l’opinion du tribunal quant à la préoccupation du législateur, cette motivation laisse tout de même un peu perplexe dans la mesure où elle revêt un certain caractère artificiel.

En effet, dès lors qu’un lien d’autorité a pu être établi entre le Président du conseil d’administration et le directeur au sein de la structure X, l’on peut difficilement imaginer que le premier n’ait pas également exercé d’autorité sur le second dans le cadre de la structure Y alors que le tribunal reconnaît que les deux structures étaient quasiment fusionnées.

Si l’on suit le raisonnement du tribunal:

  • les instructions données par le Président du conseil d’administration au directeur pour ses prestations dans la structure X étaient la manifestation d’un lien de subordination;
  • MAIS pas celles prodiguées au directeur par ce même Président dans le cadre de la structure Y.

Le Président du conseil d’administration aurait donc eu, dans les faits, une “double casquette”. Employeur pour la structure X d’une part, et mandataire social fournissant de simples ‘recommandations’ dans le cadre de la structure Y d’autre part, ce qui apparait peu crédible.

Ce jugement illustre la réticence du juge à appliquer une loi à un cas d’espèce qui n’a pas été envisagé par le législateur, et ce alors même que ses conditions d’application semblaient bel et bien réunies.

La loi sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à disposition d’utilisateurs serait-elle dès lors condamnée à n’être appliquée qu’à des pourvoyeurs de main d’oeuvre à bas prix ?

Si vous souhaitez recevoir une copie du jugement, n’hésitez pas à me contacter à l’adresse jonathan.toro@s-team.law.

 

L'auteur

Jonathan TORO

Jonathan TORO exerce en tant qu'avocat au Barreau de Bruxelles depuis 2005. Ayant acquis de nombreuses années d'expérience au sein d'un important cabinet juridique belge, Jonathan accompagne un grand nombre d'entreprises en matière de droit des sociétés, droit commercial, droit du travail et droit de l'immobilier, aussi bien sur le plan national qu'international

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